lundi 5 octobre 2015

Sail.

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Lindsay ouvrit péniblement les yeux, son regard meurtri par les néons artificiels reflétant une lumière feutrée, viciée, privée de tout éclat naturel. Une paupière après l'autre. Elle avait désormais perdu toute notion du temps, ses maigres souvenirs se dissipant en brume indistincte dans sa mémoire encrassée. Il lui semblait que bon nombre de ses perceptions l'avaient définitivement abandonnée, au gré des injections régulières auxquelles elle tendait le bras, machinalement, sans même le plus petit mouvement de recul. C'était donc ça, ne plus être acteur de sa propre vie, ne plus être ce Moi majuscule qui agissait délibérément. C'était étrange, cette indifférence totale, cette absence de ressenti, cet endolorissement permanent des muscles et de la pensée. C'était grisant, aussi, de n'être qu'un fantôme vide de tout, sans consistance, emplie d'un rien apaisant. Elle n'aurait su dire depuis combien de temps elle s'était endormie, les bras entrelacés entre eux, dans cette tenue farfelue qui lui empêchait d'atteindre ses coudes. Les murs capitonnés ne laissaient filtrer que de vagues sons, quelques cris étouffés tout au plus ; elle se croyait presque enfermée dans du coton, dans de la barbe à papa, en plus poussiéreux et moins sucré. Faute de pouvoir se réfugier dans le giron robuste des femmes en blanc, elle se blottissait dans ses propres bras, seule chose que lui permettait encore son étrange accoutrement. Alors, elle s'enlaçait elle-même, dans un mouvement de balancier presque imperceptible, comme pour se rassurer d'une vérité qu'elle était la seule à ne pas comprendre. Et elle avait beau s'agripper à sa propre peau jusqu'à vouloir en lacérer l'épais maillage du tissu, y enfoncer les ongles, rien n'y faisait. Les quelques mots prononcés à demi-voix par les dames blanches derrière l'embrasure de la porte tourbillonnaient sans cesse dans son esprit : « Fais gaffe quand tu rentres, enfin tu sais, c'est la tarée qui a buté son mec. A ce qu'on en dit, c'est vraiment une folle dangereuse, vingt-trois coups de marteau sur le crâne, qu'elle lui a foutu, t'imagines un peu ?. »

La jeune femme était persuadée que la meurtrière en question déambulait dans l'une des chambres voisines, sans doute prête à bondir sur tout ce qui bougeait. Elle se souvenait avoir maintes fois confié ses craintes à l'une des dames blanches teigneuses, qui avait repoussé ses cris d'un simple revers de main, levant les yeux au ciel d'une manière appuyée qu'elle ne comprenait pas. Et elle lui avait fait l'une de ces piqûres dont elle seule avait le secret. Lindsay se sentait certes un peu isolée dans ce quotidien surprotégé, dans cette routine invariable, mais elle s'y sentait globalement bien. Comme elle aurait voulu l'être chez elle. Chez elle … Cette évocation la ramena aux longues soirées de malaise, où elle se démangeait les avant-bras à sang, comme pour évacuer la noirceur amère qui y coulait. Elle ne se rappelait plus vraiment pourquoi elle le faisait, mais elle savait que ça l'apaisait, que ce geste la remettait sur pied, dans une réalité ancrée. Elle regrettait que sa nouvelle tenue attitrée ne lui permette plus de le faire, elle y aurait sans doute trouvé une forme de vitalité qui ne régnait plus ici. Elle s'imagina gratter son épiderme avec énergie, se concentrant pour visualiser la scène, pour se représenter la peau qui rougissait et s'ornait de stries irrégulières. En vain. L'imagination la comblait bien moins que la réalité d'un instant. Il fallait qu'elle songe à réclamer d'autres habits, peut-être même la laisserait-on faire un peu de lèche vitrine, si elle était chanceuse. Ainsi, elle pourrait rentrer en toute quiétude s'adonner à son activité favorite … Elle sourit, sereine, puis se rendormit du juste sommeil d'une sédatée. 


La chambre était désormais plongée dans l'obscurité lorsque Lindsay s'éveilla en sursaut, surprise par des hurlements déchirants, qui fendaient l'air tels des torpilles enragées. Les cris cessèrent dès qu'elle se dressa sur son séant, si bien qu'elle crû un instant les avoir rêvés. Elle mit un moment à réaliser que ce vacarme de tous les diables sortait directement de sa propre gorge, meurtrie après l'effort. Ce cauchemar. Il était revenu. Il était devenu assez courant depuis qu'elle sommeillait dans cette petite pièce sans fenêtre ; le manque d'oxygène sans doute … Elle ne savait jamais le restituer avec précision, mais elle se souvint encore une fois du sourire sarcastique de la mégère blanche lorsqu'elle lui avait raconté. La première chose qu'elle y voyait d'abord était ses doigts gorgés de sang, s'écoulant lentement sur le tapis blanc du salon, celui qu'elle avait mis tant d'énergie à choisir. Enfin, elle imaginait qu'il s'agissait de ses propres mains, puisque l'une d'elles était ornée de la bague de fiançailles que lui avait offert son compagnon pour leur deux ans de vie commune. Ce même compagnon qui était, dans ses visions nocturnes, affalé sur ce même tapis, la tête tournée selon un angle alambiqué, face contre terre, méconnaissable. Et pour cause, tout ce sang … ! Jamais elle n'avait vu pareille boucherie, et l'idée qu'elle puisse simplement l'imaginer la fit frissonner. S'écoulant sur le rebord de la table en formica, giclant contre les murs de briques, formant une mare immense sur le carrelage froid de leur appartement. Elle savait que ces mauvais rêves étaient dus à la présence de cette tueuse cinglée qui se trouvait non loin de sa chambre. Et puis, les dames blanches avaient dû se tromper en affirmant qu'il était mort, c'était impossible ; elles ne l'avaient sûrement dit que pour la blesser. Elle s'aperçut qu'une larme coulait silencieusement sur sa joue, esquissa un geste pour la chasser mais le tissu de la camisole la retint. Elle s'inquiétait tellement pour lui, lui qui était seul depuis son départ ! Son départ vers où, d'ailleurs ? Elle ne savait toujours pas où elle était. Dès demain, elle demanderait à rentrer chez elle, à le retrouver, ils pourraient même partir ensemble vers des contrées lointaines et oublier tout ça. Oh oui, ils le pourraient bien sûr, elle n'imaginait pas les choses autrement. Oh, elle l'aimait tellement, bien plus que raison. Ils auraient alors l'éternité, toute l'éternité ! Apaisée, Lindsay reprit son doux balancier, bercée par ses chimères illusoires et réconfortantes. 

3 commentaires:

  1. Tu écris très bien on s'y croirait! Bravo a toi j'ai embarquer dans ton histoire! ;-)

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  2. Je suis fan du style, très vivant, immersif et surprenant. Faut continuer !!!

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